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Il ne faut pas avoir peur d’avoir peur, dans la vie. C’est un peu comme de pleurer : ça soulage. Les héros ne sont pas des gens qui n’ont pas peur, mais des gens qui réagissent contre leur peur.
Pourquoi mon premier sentiment est-il d’effroi ? Tu le sais, toi, mon Lecteur Constipé ?
Moi non plus. Toujours voilà qu’une brusque chocotance me point. Et que je me souhaite petit mercier dans une bourgade perdue. Là, oui, l’existence serait comestible ; pas bilieuse, fastoche. J’aurais une dolente épouse bourrée de chiares, qui ferait des confitures et tricoterait des conneries avec de la laine couleur de temps enfui. Je bandocherais derrière ma caisse à mater les luronnes s’essayant des soutien-loloches. Je ferais partie du conseil municipal et j’écrirais pour demander d’assister aux jeux de Pierre Bellemare lorsque j’irais à Paris. Un pied somptueux. Tandis que me voilà à la tête d’une agence de police que je sais pas par quel bout fonctionner, au cœur d’une enquête sanglante, avec un cadavre dans ma boutique qui risque fort de m’ouvrir à deux battants les grandes portes de l’emmerderie.
On est en tout cas très sobres, nous autres, du trio Finéquipe. On s’écrie pas des « Pas possible ! Se peut-ce ! C’est une blague ». On ne titube pas. Ne porte pas sa main à son front. Ne s’appuie pas à l’un les autres pour se soutenir l’éberluance.
Stricts, j’te dis.
Pinaud, le premier, sort, avec Bérurier aux chausses, suivi de moi-même. On arpente les différentes pièces conduisant à l’appartement clandestin. Juste avant qu’on fasse pivoter le machin des archives, on découvre que la môme Ninon nous a filé la tortille. Courroux du Gros :
— Barre ton cul, salope ! hurle-t-il en la bourradant un grand coup, comme dans du Zola.
Et la soubrette recule, puis se casse, épouvantée par l’expression massacreuse de cette trogne vultueuse.
On actionne le passage secret.
Très juste ; Hans Kimkonssern est bien mort.
Et assassiné. La gorge ouverte, comme sa partenaire de la noye passée. Il ne lui aura pas survécu vingt-quatre plombes. Travail superbe. Commako, on le croirait nanti de deux bouches, la plus large étant l’inférieure. Il paraît rigoler avec son cou.
C’est tout frais, tout chaud. Ça gloute encore, Raisine partout sur la belle moquette neuve. C’est l’éclaboussement copieux. Comme au jet. Tout est aspergé : le lit, les meubles, les murs, le poste de tévé sur lequel il s’était mis à visionner un truc passionnant sur la migration du colibri.
J’enjambe le corps à gué, faisant gaffe de ne pas marcher dans le raisin.
— Appelez Mathias ! enjoins-je.
Je me rends dans le dressing, là que s’ouvre une porte donnant sur l’immeuble voisin. Celle-ci n’est même pas fermée.
« Sale con, me traité-je in petto, afin de ne pas inciter mes subordonnés à renchérir, tu aurais pu faire poser un verrou, au lieu de te contenter d’une simple serrure ! »
Je déboule sur le palier. L’immeuble s’élève dans une petite rue perpendiculaire aux Champs-Zé, qu’à quoi bon j’irais t’en dire le nom, pauvre branque, ça te ferait une belle jambe, boudin comme t’es, hein, navrance ?
C’est une maison tranquille. Deux locataires par étage, escalier de bois et il n’y a un tapis dans l’escadrin que jusqu’au deuxième étage, les gus d’en dessus devant être jugés pelures et malformés par le proprio.
C’est d’une quiétude quasi provinciale. Les gonziers de la brousse s’imaginent Paris comme un concasseur, un tohu vachement bohu, une espèce de lave-vaisselle bourré de bagnoles et de pèlerins et qui centripète et fuge en folie. C’est vrai seulement pour les axes. Les grandes artères. Mais dès que tu leur fais trois pas en marge, à ces voies grondantes, tu trouves la simili-paix des zones épargnées.
Je dévale l’escandre. Une allée peinte en faux marbre écaillé. Une porte avec du fer forgé au moule. Et puis la rue peinarde : tutures garées double file, petits magasins pour habitués : « Bon appétit, M’sieur Paul ! A demain, Mâme Mathieu ! » L’innocence. Un homme vient d’être assassiné, mais ça ne se sent pas. Tout un chacun chacune fonctionne au rythme de sa petite vie lépreuse. Vaque à ses mignards problèmes contidiens. Le journal, la botte de cresson, les rhumatismes, Jojo qui revient de son cours de piano ou de judo. Des taxis qu’engueulent. Les prix qui montent, qui montent, vilaines bébêtes…
Et puis Kimkonssern est mort, sous ma protection. A la tienne, Etienne ! Tu repasseras pour ce qui est de la sécurité ! Il aurait eu meilleur temps d’aller à l’hôtel du Zob-en-Transe, au coin de la rue, le Chleuh-sud-amerloque. Merde, quand le Vieux va apprendre, ce sera la fin prématurée de la Paris Detective Agency. Clamsée à la fleur de l’âge, et tout son brillant personnel au trottoir, implorant l’aumône ou proposant des pipes au passant pressé.
Je remonte. Mathias est au turbin.
— Le même assassin, hein ?
— Naturellement.
— T’as une idée ?
— Kimkonssern n’a pas dû se rendre compte de grand-chose. Il regardait la télévision. Le meurtrier lui a bondi dessus par-derrière. C’est un spécialiste. Un mec bien entraîné. Le bras gauche sous le menton pour rabattre la tête et bien dégager le cou. Et en même temps, le coup de rasoir ! Meurtre éclair, je vous jure que le tout ne doit pas durer cinq secondes.
Je m’en vais, ne pouvant supporter la face blanchissante du cadavre. Ses yeux sont grands ouverts et il semble me fixer d’un air surpris et mécontent. Tu parles : il peut !
— Et la mauviette ? je leur demande.
— Elle s’est sauvée, fait le Pinaud penaud.
— Hein ?
— Elle a profité du branle-bas pour se tailler, camoufle Béru, l’air embarrassé.
— Pauvre cloche, c’est toi qui lui as dit de les mettre !
— Ben, fallait pas qu’elle voye le spectacle, si ? Tu trouves que c’est bon pour la jeunesse, des trucs pareils ?
Il fulmine, montrant Maryse :
— Et mam’selle Saucisse qui se pointe en gueulant au meurtre ! Comme si elle aurait pas pu nous préviendre en loucedé.
— J’avais le sang retourné, plaide l’accusée.
— Lui aussi ! pouffe Mister Mastar en désignant la pièce du fond, quand on a du jus de sucette à la place des nerfes, on se met pas dans not’ branche, ma colombe. On va secrétarier chez un marchand de biscuits ou on se fait mannequin dans une fabrique de capotes anglaises, quoi, merde !
Le juste Pinaud tire une conclusion valable de la situation :
— Comme elle doit être au commissariat, il faut refermer la paroi secrète que la gamine n’a pas eu le temps de découvrir, et dire à Police-Secours qu’il s’agissait d’une plaisanterie.
— Exact, Vieille Floppe. Maryse, tâchez de reprendre vos esprits. Pinuche a raison : vous nous avez fait une farce.
— D’ailleurs, renchérit Béru, si vous me permettriez de vous le faire remarquer, nous sommes le premier avril ! Et maintenant, je suppose qu’on va aller alpaguer ta raclasse du Bar Aka, mec ?
Je le regarde, sans joie.
— Laura ?
— Ben, nous mis à part, y a qu’elle qui savait la présence du Teuton dans cette planque, exaguete ?
— C’est vrai, approuve César Pinaud.
— Elle seule !
Impitoyable, le Mahousse poursuit :
— En partant d’ici elle s’est hâtée de bigophoner à la bande. Y z’ont pris peur de le savoir entre nos mains et ont décidé d’agir en catastrophe.
— Il leur fallait tout de même le temps de retapisser l’autre entrée. Ça, Laura l’ignorait, non ?
A un simple, t’as pas à lui objecter. Il s’en tire par des raisons qui n’en sont pas, mais qui en deviennent :
— Ça prouve qu’y sont démerdes, simplement. Et qu’y savent s’agir vite !
Le moyen, nonobstant ce sentiment de reconnaissance physique qui m’incline à blanchir Laura, de nier une évidence aussi évidente ?
— Viens, Gros. Toi, Pinuche, t’effaces la charge de nos collègues poulets. T’as tout du diplomate sachant composer et calmer les esprits brûlants.
De tels compliments lui vont droit à la prostate. Il rit de manière moutonesque, César. Content d’inspirer la confiance a qui la mérite.
— Faites, faites, je veille au grain.
On arpente les Champs-Zé à grands compas rageurs. Décidément, tout se circonscrit dans un étroit périmètre. Ce qui n’empêche pas les événements de galoper, nous autres, dans notre forteresse ultra-modèle, de se faire baiser en levrette comme pas permis, à en devenir égrotants comme des clients d’hospices.
— C’est noir-chiatique, hein ? questionne le Gros qui, ayant cent vingt livres de plus que moi à charrier, a de la peine à copier ma démarche sauvage.
« Noir-chiatique » est sa nouvelle expression. Selon certains recoupements, elle lui aurait été offerte par Marie-Marie, sa peste nièce qui délure de plus en plus et se met à établir son autorité sur les matous de son lycée mixte.
Moi, en arquant, je songe à Kimkonssern. Dans le fond, j’ai agi à la mords-mon-paf. J’aurais dû cuisiner à fond l’Allemand, au lieu de me contenter de mon récit aussi abra qu’adabrant.
J’ai commencé par le planquer. Le côté : mets-toi là, on verra plus tard. J’avais hâte de me lancer sur le chemin caillouteux de l’enquête. Hâte de foncer à La Celle-Saint-Cloud pour vérifier ses dires, examiner le cadavre et les lieux…
— Bon, halète Sa Tentaculerie, que tu soyes furax, je disconviens pas, mais que tu m’ fasses la gueule, j’oppose !
— Je ne te fais pas la gueule.
— Tu m’ causes pas !
— Je gamberge.
— Tu pourrais gamberger en me causant, ton cerveau est pas dans le plâtre, si ? Au contraire, la jacte, ça aide d’y voir clair, quéquefois. Non, la réalitance, c’est que tu m’en veux te t’avoir démoli ta péteuse du Bar Aka, dont pour laquelle tu t’en ressens, j’y ai vu tout de suite, quand t’est-ce vous êtes arrivés t’t’ à l’heure. Et que donc, même, si je marche en duplexe avec mon pressentiment, je suppose que tu te l’as calcée dans les toutes grandes largeurs.
— Tu m’emmerdes !
— Donc, j’ai vu juste, triomphe mon irascible ami. T’as un coup de vap’ pour elle. Total, on est en béchamel aigrelette pour une durée s’X. T’as eu tort de lui déballer notre pensionnaire.
— Fous-moi la paix.
— Tort aussi de couper aux salades du Chleuh. Le mec qu’on lui cigogne sa camarade de plume pendant qu’il pionce, j’ai même pas lu ça dans Bibi Fricotin. Faut être un nain aussi télectuel que toi pour payer comptant une camelote aussi avariée !
Nous voici heureusement au Bar Aka, ce qui me dispense de me mettre en colère tout à fait.
Y pénétrant, je constate que Laura ne se trouve point à son poste. Un monsieur qui pourrait passer pour une femme s’il avait les cheveux moins longs et moins frisés occupe la place de la doulce barmaid derrière le rade d’acajou. Costume bleu, coupe ninette, chemise bleu très pâle à jabot, manchettes mousseuses, bagouses à tous les doigts, colliers de perles, croix d’or, amulettes suédoises, grigris de la Régie, gourmettes glinglignantes, bracelets lestés de breloques baroques, un soupçon imperceptible de fond de teint aux joues, le remplaçant est un curieux personnage, ou pour serrer la vérité de plus près : une curieuse personnalité.
Ça s’est rempli, le Bar Aka, pour l’apéro. Pas mal de douteux, et aussi des faux artistes de cinoches, de ces branleurs de studio qui draguent autour des régies dans l’espoir de décrocher une petite frime : un joueur de juke-box dans un bistrot, un passant, n’importe quoi. Ça marne dans la panouille. Et quand ça fait un cacheton au minimum syndical, ça dit « mon film » en parlant de l’œuvre. Ils hantent les Champs-Zé, territoire béni des « producs ». Se ressemblent, s’assemblent, se gargarisent de mensonges aussi peu crédibles qu’eux-mêmes.
J’affronte l’individu, pardon, l’individualité du comptoir, bille en tronche.
D’un index expressif, je mobilise son oreille droite qu’il incline complaisamment à vingt centimètres de mes lèvres.
— Laura ? je réclame avec une fermeté que renforce ma sobriété.
Le grand frisé louis-quatorzième secoue ses mèches blondasses décolorées.
— Elle n’est pas ici.
— Comment ça se fait ?
— Ça se fait qu’elle vient de me laisser choir en plein apéritif, cette salope !
Il a l’accent pied-noir. Pied-noir pédé-pédégé. Ça rutile. Se remarque.
— Vous vous rendez compte que je suis obligé de m’appuyer tout le travail !
— Quand vous a-t-elle laissé quimper ?
Il rebiffe.
— Dites, j’ai autre chose à faire. En quoi cela vous concerne-t-il ?
Je le rehèle du doigt. Et, fasciné, il me reconfie sa trompe d’Eustache droite, sa meilleure probablement.
— Ça me concerne, mon pote : police. C’est toi, la patronne ?
— Heu, oui, mais…
— Alors je te demande comment il se fait que Laura ne soit pas au boulot à une heure où elle devrait y être…
— On m’a téléphoné qu’elle venait d’avoir un accident sur les Champs-Elysées, très léger paraît-il. Un coursier de France-Soir qui l’aurait bousculée avec son vélo, elle est allée se faire panser à l’hôpital.
— Qui t’a téléphoné ?
— Une dame…
— Elle n’a pas dit son nom ?
— Pourquoi fiche ? C’était une passante à qui Laura a demandé de me prévenir.
— Et t’en sais pas plus long ?
— Tout ce que je sais, c’est que je vais me cogner le service.
Bérurier qui, jusque-là, n’a pas moufté, ricane :
— Un peu de boulot, ça te changera, Frisé. Et pis t’es pas si mâle que ça, en barvoumane.
L’interpellé hausse ses épaules de gugus. Je le libère.
— Viens ! ordonné-je mon compère Loriot.
— Comment, on part sans consommer ?
Ça lui paraît invraisemblable, qu’on puisse pénétrer dans un bar, s’accouder à un rade, et repartir sans s’être expédié quelques centilitres d’alcool dans les voies intérieures. C’est, aux yeux de Boisansoif, un crime de haute trahison ivrognasse. Un sacrilège puni des pires enfers. Une sorte de déchéance qui rabaisse l’homme au niveau du cador. Il finira mal la journée, Piédur, après une forfaiture de cette ampleur. C’est une tache à son blason. Un stigmate honteux que nul antirouille, jamais, ne saurait effacer. Une vilenie abominable. L’émasculation pure et simple d’un pedigree de grand aloi. Il va se déshydrater du moral. Son assiette d’homme va se fêler, s’ébrécher. Il titubera de sobriété mal venue, Alexandrovitch-Benito. Il me suit dehors, le dos arrondi par la honte, la tête fléchie à force d’humiliation. La première fois de sa vie mirobolifique ! Il se jure que ce sera la dernière. Il survivrait pas. Il est des hommes d’honneur pour qui l’honneur est plus précieux que l’oxygène.
Alors, bon, on part…
Il se venge en sarcasmes de mes carences abjectes.
— Qui qu’avait vu juste, à propos de ta rombière ? Qui qu’avait compris, le premier, qu’elle t’avait roulé dans la farine, cette carne à cheveux ? T’y crois, à son accident ? Si t’y crois, moi je crois : au Père Noël, à la justice humaine, à la vertu de ma Berthe et au tiercé. Prétesque, prétesque ! Ayant repéré le Teuton chez nous, elle a affranchi ses potes, puis, comprenant que le coup vient d’elle, s’est répandue dans la nature. Si tu trouves qu’ j’ déraille, lève le bras, j’ m’arrêterai. Ah ! ce serait moins triste, j’ m’ fendrais le pébroque, mec. Tu pigeonnes carrément, Tézigue, av’c les gerces. Pour peu qu’elles te sucent convenab’ment et qu’elles eussent le coup de reins folâtre, t’es prêt à leur dresser une couronne de laurier-sauce.
— Mets-y une sourdine, Gros. On nous suit.
— Hein, qu’est-ce que…
— Non ! Ne te retourne pas, Enflure. Une DS noire nous filoche depuis notre sortie du Bar Aka. Elle roule au pas, comme derrière un corbillard.
— On n’a qu’à enquiller une rue en sens interdit pour lui semer du poivre, puisqu’on est à pince ?
— Au contraire, on va jouer le jeu. Ralentis, de manière que le feu ait le temps de passer au rouge, au carrefour, et que nos angelots ne se trouvent pas en tête de peloton. Dès qu’ils seront pinglés entre deux charrettes, je saute dans leur aérostat, tandis que ta pomme, tu veilles aux éclaboussures sur le bord du trottoir. Vu ?
Moi, tu le vois – mais ne le savais-tu point depuis longtemps ? – ô mon Lecteur à Bascule, je suis l’homme des plans éclairs.
Quand une situation est brûlante, pour la prendre en main, j’ai pas besoin d’enfiler des gants d’amiante.
On fait textuellement comme j’ai dit. Les loupiotes virent orange, puis rouge. Une fourgonnette bleue qui précède la DS noire stoppe, la Citron idem. Et d’autres se mettent à coaguler derrière.
Alors, en trois enjambées, je bondis à la portière arrière de la chignole suiveuse, l’ouvre et me jette dans la pompe comme se défenestrent les gus ayant le feu aux miches dans La Tour Infernale. Je sais pas comment j’ai fait mon compte, mais me voici avec le feu en pogne et l’air moins urbain que les chers papes qui portaient ce nom.
Deux mauvais se retournent. En lesquels je reconnais les rouleurs de bobs du Bar Aka. Ceux qui s’expliquaient sur le gazon de la piste de dés lors de ma première visite à l’établissement.
— On ne bouge pas, on met ses mains sur sa nuque et on attend un complément d’indormation ! enjoins-je.
Je t’ai dit que leur chignole se trouve en bordure de trottoir ? Non ? Ben j’ te le dis ! Ça simplifie la manœuvre, hein ? Bérurier s’assied sur le capot, tourné face au pare-brise. Derrière nous, une meute mécanique aboie de tous ses klaxons, malgré l’œuvre du cher Dubois, afin de réclamer le passage. Béru leur fait « poupougne » de la main, le pouce s’opposant aux autres doigts, tu sais, comme ça ? Ce qui lui vaut des appellations non contrôlées de « sale con », « tête de nœud », « figure de fesses » (ce qui est presque une redite par rapport à la précédente invective), « enc… de frais », « gueule de paf » (autre synonyme), « goret pourri », « cul en fleur », « baudruche », « tas de merde », « sac à vache », « gros dégueulasse », « trogne de con », « bouille à claques », et je vais te dire : « capitaliste ».
Ce que je pensais pas de te signaler, mon Lecteur Aphrodisiaque, c’est que les deux flambeurs poussent des bobines pas comestibles. L’air ronchon, oh ! là là ! comme tu peux pas t’imaginer.
— Qu’est-ce y vous prend ? demande l’un deux.
A son chevrotement, je le catalogue barbiquet de bas étage. Merdurier de série pour bouches de métro. Je lui mets un féroce coup de crosse au soubassement du cigare. Il part du pif en avant, le cerveau crépitant d’étincelles rouges et dorées.
— Ça, je dis. J’ai mes nerfs. S’agit pas de me faire grimper en mayonnaise, je serais capable de vous assaisonner tous les deux en pleine rue, dans votre calèche, comme ce pauvre Henri IV qui a tant fait pour les maisons Liebig et Royco.
— Mais qu’est-ce qu’on vous a fait ? pleurniche le chauffeur.
— La courette, mon chéri, et j’ai horreur.
— On vous suivait, nous ?
Petit saint, va ! Faudrait l’empailler pour le blottir dans une châsse, qu’y prenne pas froid.
Il a droit à ma bénédiction au goupillon à répétition, lui aussi. Comme ça, pas de jaloux, chacun sa taupinière, ces messieurs vont pouvoir interpréter bobosses.
— Y en a-t-il encore un dans la salle qui ose prétendre qu’il ne me suivait pas ?
Cette fois, silence. Ils se massent l’arrière du heaume en émettant des petites plaintes nasales qui te font penser à un chenil au moment qu’on apporte la bouffe.
— Bon, puisque vous admettez que vous me filochiez, dites-moi pourquoi, les gars ? On va pas laisser s’accentuer ce début de brouille, ce serait dommage pour vos pedigrees.
— Ben, on était inquiets, bredouille le premier sonné.
— Pourquoi ? Pour qui ?
— Deux fois qu’on vous voit entrer au Bar Aka pendant qu’on s’y trouve, on s’est demandé si vous nous en aviez après. Alors, on cherchait à en savoir un peu plus sur vous, faut comprendre… On vous situait policier, au départ, et après, on a eu des doutes. Bref, dans un sens ou dans l’autre, on pige pas ce qu’on a pu vous faire qui vous offense.
Deux larves. Des rouleurs bidons. Terreurs en peau de lapin mitée. Juste bons à faire de l’esclandre dans un bistrot de banlieue pour joueurs de belote.
— Aboulez-moi vos fafs, et surtout pas de mouvements pernicieux car j’aurais trente mille fois le temps de vous fourrer avant que vous puissiez dégainer la moindre rapière…
Piteux, ils me proposent des pièces d’identité déjà fatiguées d’avoir été attribuées à des locdus de cet acabit. Des noms passe-partout : René Lemoine, Gaston Blanc. L’un, soi-disant plombier-zingueur, l’autre chauffeur commercial.
Je balance leurs brèmes par la portière, après les avoir déchirées, comme s’il s’agissait de papiers ayant enveloppé du pâté de foie.
Une carte d’identité déchirée, tu peux pas savoir l’effet psychologique sur son propriétaire. Les deux tordus regardent voleter ces papillons avec des yeux ravagés par la débine.
— Aôoooo ! que fait l’un.
— Hhhhhhmmmm ! dit l’autre.
— Pourquoi me suiviez-vous ?
— Mais on vous l’a dit, poupour savoir… Essayez de pipiger…
— C’est donc que vous avez la conscience radieuse comme une canalisation de chiottes ?
— Mais nonon…
On toque à la vitre, c’est Bérurier qui s’impatiente.
— Salut, la compagnie ! jette le Jovial. Alors, ça s’esplique ou ça s’esplique pas ?
— On n’a rien à dire ! assure le chauffeur.
— C’est ma partie, répond le Gros d’un ton inquiétant.
— Quoi donc ?
— Les mecs qu’on rien à dire. C’est comme les bouteilles de chianti, les gars. On croit qu’elles sont vides, mais y en reste encore. Et moi, j’sus doué pour faire sortir ce qui reste. Je les entreprends ? me demande-t-il.
— Pourquoi pas ?
— Je vas pratiquer si tellement en douceur que les gens qui nous passent contre s’apercevront même pas qu’on est en froid. Et les deux à la fois. Je parie qu’y z’ont jamais vu un doublé, ces pantins. Ils font un peu branques, dans leur genre, tu n’ trouves pas ?
— Pas mal, oui.
Alors, fectivement, Lord Béruroche se met à charbonner, et c’est une pure merveille de l’artisanat passageatabesque. Un tout superbe reliquat de ce qui se faisait du temps que la police poliçait vraiment d’après les belles vieilles techniques à papa.
Il place sa dextre sur la tempe droite du passager, sa senestre sur la tempe gauche du conducteur, et il fait bravo. Bong, bong, bong, bong, bong, bong, font les crânes entrechoqués de ces messieurs.
Ça se déboulonne outrancièrement dans leur magasin d’accessoires. Les écrous cèdent, se répandent. Quand Mastar les lâche, ils dodelinent en cadence avant de partir en avant.
Béru les cramponne alors par leur col de limouille pour les redresser. Il passe ses deux gentilles paluches par-dessus les épaules de nos amis, et enfonce deux de ses doigts en crochet dans les narines de chacune des gouapes. Puis il tire comme s’il entendait arracher leur appendice.
— Agrgnffffssslouffffff ! font les deux conards.
En chœur !
— C’est pas ce qu’on vous demande, répond Béru en accentuant sa traction à plusieurs reprises, puis il les lâche. J’en connais de beaucoup plus baths, m’assure-t-il, à pratiquer les jours de pluie, quand on ne peut pas sortir. Pas besoin d’avoir tous ses aises pour manipuler un gugussman, à preuve. Bon, qu’est-ce y racontent, ces endoffés ? Vous y allez de la menteuse, camarades, ou je poursuis ?
Le chauffeur, c’est le plus jeune. Il a des tifs frisés, le teint basané, un vague côté gonzesse, il se met à larmoyer.
— Mais on n’a rien à dire ! On n’a rien fait de mal ! Des bricoles, sans plus, on roulotte un peu dans le quartier, c’est pas si grave de piquer une valoche dans une tire, de nos jours, ou la tire elle-même, pour lui prélever ses boudins et sa roue de secours. Quand on pense que d’autres vont braquer les banques et se gênent pas pour défourailler à tout va. Nous autres, vous pouvez nous fouiller, on n’a pas la moindre arme ! Jamais l’idée viendrait de nous charger, on aurait trop peur de provoquer un accident…
— C’est vrai, renchérit l’autre, un demi-brun-pas-si-blond-que-ça à figure grêlée, c’est vrai, pourquoi vous en prendre à nous de cette manière ?
Moi, pendant cette basse comédie pour patronage de grande banlieue, je ne puis m’empêcher de réfléchir. Quand t’es intellectuel, t’intellectes, y a pas. C’est bon gré mal gré, ça, la gamberge. Pas négociable, non endigable. Elle te résurge des profondeurs à tout moment, à tout propos… Et je pense ’xactement ainsi : « V’là une affaire qui a démarré en coup de tonnerre, avec l’histoire de l’espion sur le retour, piégé dans une bourgeoise maison de banlieue auprès d’une pute assassinée. On pouvait croire aux grandes envolées, pleines d’incidences internationales, de ceci cela carabinés. Or, il se passe quoi ? Nous gravitons depuis le début parmi des putasses, des barmaids et des barbiquets sans couleurs. Au lieu de la bathouse épopée, on en est à discutailler avec des roulottiers chiareux de trouille. Merde, c’est indigne de notre pedigree, non ? Ou alors, ça veut dire qu’un maléfice de médiocrité s’attache aux officines de police privée. Que malgré tous les déploiements, toutes les cautions, elles demeurent « officines » !
— Parlez ! lancé-je, les dents glacées de rage.
Car c’est vrai, j’te jure. Lecteur Hydrocéphale, je suis glacé de rage. Une rage qui s’exerce contre le sort, et peut-être surtout contre moi.
Les Ducon’s brothers vont pour renouveler leurs serments d’ignorances, mais je leur laisse pas finir.
— Au point où nous en sommes, vous allez parler. J’exige que vous nous appreniez quelque chose. On ne tire pas du sang d’une pierre, paraît-il ? Eh bien si, à condition de foutre la pierre sur le pif d’un gars. Je vous défouraille dans les reins à travers la banquette si vous ne jactez pas, mes lopes. Comme canevas de conversation : le Bar Aka. Parlez-moi du patron, de la barmaid, des habitués, de Julie la pute et de son amie Maud. Vu ? Alors, schnell, messieurs, quick ! Fissa ! Prompto.
Mon étrange dégoise les terrorise. Plus que les menaces, la dinguerie de mes propos impressionne. Un fou effraie davantage qu’un méchant. Alors un fou méchant, tu penses !
Le chauffeur au teint levantin s’éclabouille de la bistourne :
— Mais oui, ah bon, c’est à eux autres que vous en aviez. On demande qu’à vous aider. Ce qu’on pourrait savoir, j’sais pas. Qu’est-ce on peut savoir, Gaston ? T’as une idée de ce qu’on pourrait savoir ? Le patron ? C’est une lopette, recta. Pas fufute, un fils à papa qui cherche à se donner des frissons. La Laura, rien à en dire ? Tu vois à en dire de la Laura, Gaston ? Elle usine derrière son bar. Polie, pas très causante, bonjour bonsoir… Sauf avec la Julie et la Maud qui sont ses potesses, hein, Gaston ? Positivement ses potesses, je vois pas d’aut’mots. Bien, les deux polkas, Julie et Maud, elles vont aux asperges dans la même boîte, je crois. Et elles marchent en tandem pour éponger un chpountz en dehors de leurs heures de bureau, chez la Julie. Qu’est-ce on pourrait dire encore, Gaston ? Tu vois aut’chose à expliquer sur leur compte, toi ? Moi, positivement, c’est tout. Toi, t’as mieux à causer pour ces messieurs, Gaston. En ce qui me concerne, j’ai beau me creuser, très franchement, je vois positivement rien d’autre…
Des portes ouvertes. Béantes ! Il m’enfonce des portes grandes ouvertes, ce vilain zob à crinière.
— Pas suffisant, ça, l’ami, grondé-je.
Alors il est proprement épouvanté.
Un courant d’air soufflant dans la rue fait voleter les morceaux de carte d’identité. Ça ajoute au désarroi de ces pauvres pommes. J’exige qu’ils me disent des choses. Et ils n’ont rien à me dire, ces deux pauvres scouts de l’arnarque. Ils voudraient tant faire leur b.a. pourtant. Tant tellement, si tu savais… Leur bonne volonté est écrite en lettres de feu sur leurs bouilles blettes.
— Rappelez vos souvenirs, les deux, m’obstiné-je farouchement et trouvez-moi de l’inédit, sinon c’est le grand malheur pour vous. Je ne sais pas ce qui me prend, les nerfs, probable, mais je me sens au seuil de l’irréparable. Dites, vous n’allez pas me laisser commettre un double assassinat en pleine rue !
Oh, non, ils tiennent pas, les frelats. Pas du tout. Ils sont pour mon amadouance, mon bonheur de vivre, ma sérénité parfaite. Pour tout ce qui serait susceptible d’embellir mon existence à cette seconde.
Et le Mastar de sonner le glas pour rester dans la note :
— Quand t’es comme ça, mec, tu me fais peur à moi de même. C’est dire !
Alors, le faux blond-mal-brun, celui qui occupe la place passager plonge. Il a l’élan du cœur, le providentiel déverrouillage de mémoire. Sa glande à souvenance secrète, comme la botte de Nevers.
— Ecoutez, je vais vous relater un fait. Y vaut ce qu’y vaut. P’t’être que vous en avez rien à branler, mais j’vous le donne…
Mon silence aigu comme une dague florentine est le plus pressant des encouragements à poursuivre.
Alors, il.
— C’t’un soir, dit-il, sur les Champs-Elysées. Y avait grande première d’un film au Colisée. Les tapis, les actualités, le Tout-Paris en grande pompe, vous voyez le genre ?
— Pas mal, et toi ?
Il se ramone les muqueuses.
— Les bagnoles de maître venaient se ranger devant le dais, conduites par des esclaves en livrée, et c’était des mecs en grand uniforme qui aidaient les invités à décarrer de leur charrette.
— Abrège le reportage, mon loup. Après ?
— Bon, moi je matais le trafic, dans la foule. Voilà qu’une grosse Mercedes noire se pointe. Diplomatique. Le fanion qui claquait sur le capot. Un grand mec aux cheveux gris en descend, accompagné d’une gerce. Et qui je reconnais, la gerce ? Maud ! Dans une toilette formide, robe blanche, longue comme une limouille de noye, avec plein de bijoux. Un maquillage de star. Brèfle, méconnaissables. Y sont entrés dans le cinoche, la tire s’est éloignée. Voilà.
Je marque un temps pour savourer la petite musique de nuit qui chante en mon cœur.
L’allégresse. Alléluia ! Bien mené, Sana ! First bourre ! T’es digne de ta légende.
— Tu es certain qu’il s’agissait vraiment de Maud ?
— Certain, bien qu’elle ait battu à mort le lendemain, au Bar Aka, quand je lui ai fait la remarque…
— Elle a nié ?
— Je lui ai dit : « Dis donc, t’éclaboussais vachement, hier soir, devant le Colisée, avec ton pigeon grand luxe. » Elle a haussé les épaules et m’a dit : « Ça va pas, la tête ! » J’ai pas insisté, faut t’êt’ corrèque. Mais je suis certain de ce que j’avais vu…
— La bagnole, c’était quoi comme nationalité ?
— Je sais pas. Un drapeau que j’ai pas l’habitude…
— Tu te rappelles ses couleurs ?
— Facile : une bande rouge, une bande blanche, une bande rouge.
Je sonde mes souvenirs. Ne vois pas.
Mais verrai bientôt.